... Comment se forme la buée ?

DECEMBRE 1993 N°12

Phenomènes chimiques
ultrarapides à l’état condensé

L'avènement de sources lumineuses à impulsions ultra-brèves tels que les lasers picoseconde (10 -12s) et depuis tout récemment "femtoseconde" (1 fs = 10 -15s) permet de "regarder" en temps réel les mouvements des atomes et des molécules. Les physico-chimistes de la phase condensée du Service de Chimie Moléculaire (SCM-URA331 CNRS) s'intéressent tout particulièrement à des techniques spectroscopiques qui leur permettent d'accéder à la dynamique des mouvements internes des molécules, tels que les changements de conformation, ainsi qu'à la relaxation de leur environnement, par exemple en phase liquide, les molécules du solvant.


Figure 1 : Molécule de styryl 8

La dynamique de relaxation des molécules de colorants lasers utilisés dans les sources lasers accordables de nos laboratoires ou, à plus grande échelle, dans les applications à la séparation isotopique par laser en vapeur atomique (procédé SILVA) est particulièrement importante car elle conditionne plusieurs propriétés essentielles de ces colorants, notamment leur domaine spectral, leur efficacité laser ou encore leur stabilité chimique et photochimique. Certaines de ces molécules présentent un transfert de charge intramoléculaire très important qui affecte considérablement leurs interactions avec le solvant et leurs propriétés spectrales. Une équipe du SCM s'intéresse actuellement à la compréhension de ces phénomènes et étudie l'évolution temporelle des spectres d'émission de fluorescence de diverses molécules, colorant styryls, coumarines, .... A titre d'exemple, le styryl 8 est une molécule modèle de choix, constituée d'un cation styrylique (Fig. 1) et d'un anion perchlorate dont l'originalité est de présenter, à l'état fondamental S0, un moment dipolaire permanent important qui oriente très efficacement les molécules de solvant qui l'entourent (Fig. 2).

Figure 2 : Énergies des maxima des spectres d'absorption et de fluorescence de la molécule de styryl 8 en solution dans un solvant polaire, l'éthanol.

Soumise à une excitation lumineuse dans le domaine visible, la molécule de colorant (soluté) est portée dans son premier état électronique excité S1. Son nuage électronique et la polarisation électronique des molécules environnantes de solvant s'établissent quasiment instantanément; les positions des noyaux en revanche restent identiques à ce qu'elles sont dans la configuration de l'état fondamental (c'est le principe de Franck-Condon). Les interactions soluté-solvant dépendent beaucoup de l'état électronique de la molécule, en particulier de son moment dipolaire. La configuration géométrique des noyaux ne correspond plus nécessairement à la forme la plus stable à la fois de la molécule elle-même et de son environnement. Le système étant ainsi hors-équilibre, on doit s'attendre à le voir évoluer vers une conformation plus stable de l'état électronique excité du soluté et de sa cage de solvant. La dynamique d'une telle relaxation dépend, d'une part des processus intramoléculaires (rotation possible du groupement diméthylamino et isomérisation trans-cis de la molécule) et d'autre part des processus intermoléculaires, essentiellement la réorganisation de la cage de solvant. La relaxation de l’état excité du styryl 8 a été étudiée en analysant, à différentes longueurs d'onde, le profil temporel de l'émission de sa fluorescence qui est l'un des modes de désexcitation de l'état électronique S1 (Fig. 2). Les variations de l'intensité de la fluorescence ont été enregistrées avec une résolution temporelle "subpicoseconde" (voir encadré) grâce à la technique dite de "somme de fréquences". Une impulsion laser femtoseconde (durée 650 fs) ouvre une "porte" temporelle au niveau d'un cristal optique non-linéaire. La fluorescence de durée "subnanoseconde" est enregistrée pendant le temps d'ouverture défini par cette porte. Le signal ultraviolet, résultant de l'interaction de la fluorescence et de l'impulsion laser, a une fréquence égale à la somme de leurs fréquences. En faisant varier le délai entre l'instant d'arrivée de la fluorescence et celui de l'impulsion laser dans le cristal, on parvient à déterminer la forme temporelle de la fluorescence.

Ce profil dans le méthanol après excitation "dans le rouge" à 608 mn est représenté sur la figure 3. On observe que les cinétiques de montée et de déclin de la fluorescence dépendent fortement de la longueur d'onde d'observation sélectionnée avec un monochromateur jouant le rôle de filtre spectral.


Figure 3 : Courbes cinétiques de fluorescence du styryl 8 en solution dans du méthanol à diverses longueur d'onde.

A 650 nm, la fluorescence apparaît immédiatement après l'excitation laser et montre une décroissance rapide. A 725 nm, en revanche, la montée de la fluorescence est bien plus lente; son maximum n'est atteint qu'après environ 5 ps. A cette longueur d'onde, le déclin de fluorescence a un comportement exponentiel caractérisé par une durée de vie de 60 ps. A 686 nm, longueur d'onde comprise entre les deux précédentes, les fronts de montée et déclin de la fluorescence présentent un comportement intermédiaire.

Tous ces phénomènes s'interprètent bien grâce au schéma énergétique de la figure 2, lorsqu'on considère, comme pour la transition en absorption, que les noyaux ne bougent pas lors de l'émission d'un photon de fluorescence (principe de Franck-Condon).

Avant toute réorientation des molécules du solvant, la molécule de soluté peut retomber de l'état électronique excité S1 à l'état électronique fondamental S0 en émettant un photon à la longueur d'onde 650 nm (Fig. 2a). Ce processus peut avoir lieu tant qu'il n'y a pas de changement de la géométrie du couple soluté-solvant trop important.

La probabilité de fluorescence à 650 nm diminue à cause de la réorganisation du solvant qui survient à des temps de l'ordre de quelques picosecondes, voisins du " temps de relaxation longitudinal" du solvant. En effet, le système évolue vers une configuration de solvant relaxée pour l'état S1 (Figs. 2b et 2c). En vertu du principe de Franck-Condon, la désexcitation de l'état S1 conduit alors à une conformation de l'état fondamental S0 dont la géométrie de la cage de solvant demeure celle de l'état S1 (Fig. 2c). Le spectre de fluorescence est alors déplacé vers le rouge. Pour cette raison, la probabilité d'émission à 725 nm croît relativement lentement après l'excitation lumineuse et n'est maximale qu'après la réorganisation du solvant.

Cette étude a permis de préciser l'échelle de temps des relaxations d'un soluté, la molécule de colorant styryl 8, et de son environnement, le solvant polaire, après photoexcitation de la molécule. Elle montre l'intérêt des sources lumineuses à impulsions ultrabrèves comme le laser femtoseconde nouvellement arrivé au DRECAM. Ces sources permettent d'appréhender en temps réel les étapes les plus élémentaires de la réaction chimique.

La détection femtoseconde

Aux échelles de temps picoseconde et femtoseconde, les photodétecteurs classiques, même les plus rapides, ont un temps de réponse trop long pour la résolution temporelle désirée. Les expérimentateurs ont alors recours aux techniques laser picoseconde et femtoseconde, qui marquent une véritable rupture dans l'évolution des méthodes de détection résolues en temps. Ils réalisent des expériences "pompe-sonde" ou bien utilisent des "portes" dont le temps d'ouverture est la durée de l'impulsion laser.

Le principe en est le suivant: une première impulsion laser ultrabrève, la pompe, vient perturber le système, marquant ainsi l'origine des temps de l'expérience. Une seconde impulsion laser, dite de "sonde", vient ensuite analyser le système après un certain délai temporel Dt.

Les spectres réalisés par l'impulsion de sonde (spectres d'absorption, d'émission de fluorescence (fluorescence induite par laser) ou encore d'émission Raman spontanée) sont la signature des espèces transitoires issues de l'excitation lumineuse et l'évolution de ces spectres en fonction du délai permet alors de préciser la durée de vie de ces espèces extrêmement fugaces. La résolution temporelle de l'expérience est déterminée par la largeur des impulsions laser. Le délai Dt est modifié par incréments successifs de quelques dizaines de femtosecondes, correspondant à un allongement du parcours du faisceau de sonde de quelques micromètres, réalisé en pratique à l'aide d'un miroir monté sur une platine de translation.


Pour en savoir plus :

"Chemical dynamics in solution", G. R. Fleming et P. G. Wolynes, Physics Today, May 1990, 36.

Contacts :

J-C. MIALOCQ, T GUSTAVSSON.

Le Comité de rédaction


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