... La traque de l'iridium : d'étranges coïncidences

JUIN 1993 N°11

Croissance cristalline atome par atome : à qui la faute ?


Figure 1 : La surface (111) CFC est une couche compacte de sphères. Un atome déposé sur la surface peut se lier à un site dont le centre est à l'à-pic d'une sphère noire (site normal qui respecte la symétrie cristalline) ou à un site dont le centre est à l'à-pic d'une sphère ombrée (site fauté qui brise la périodicité de l'empilement). Les deux sites ne sont pas équivalents mais, quel que soit le site choisi, '"l'adatome" a trois voisins.

Comprendre comment les atomes se placent dans un cristal a toujours été le rêve des cristallographes. Aujourd'hui, les physiciens arrivent à contrôler expérimentalement le dépôt d' une couche monoatomique sur une surface métallique (voir Phases n° 8). Dans certaines conditions extrêmes, on peut même y déposer un seul atome et connaître sa position exacte sur la surface. Et peut-être que les mystères de l'élaboration des matériaux se dissiperont ...

En général, un atome isolé déposé sur une surface métallique (ou "adatome") se fixe au site où il peut établir le plus de liaisons chimiques avec les atomes de la surface. Sur les surfaces (111) CFC et (0001) HC (voir encadré) un "adatome" peut espérer avoir au maximum trois voisins; mais les sites de chimisorption possibles se classent en deux catégories : les sites normaux et les sites fautés (Fig. 1). Un site normal est un site dont l'occupation répond à la symétrie du réseau. Si "l'adatome" se fixe sur un site normal, un deuxième atome arrivant sur la surface (et cherchant à former une liaison chimique avec le premier) se fixera aussi sur un site normal et ainsi de suite. En répétant indéfiniment cette opération, on construit simplement un cristal. A l'inverse, l'occupation d'un site fauté détruit localement la symétrie du réseau cristallin. Si un premier "adatome" a choisi un site fauté, un deuxième aura tendance à faire de même juste à côté et on peut ainsi déposer toute une couche monoatomique en sites fautés : le cristal ainsi réalisé présente une faute locale d'empilement.

Distinguer expérimentalement si "l'adatome" s'est fixé sur un site normal ou un site fauté est très délicat puisque les deux catégories de sites sont présentes en nombre égal et que chaque site fournit trois voisins à "l'adatome". Tout récemment des chercheurs américains1 ont réussi ce tour de force : ils ont travaillé sur la surface (111) d'iridium et, grâce à un microscope ionique, ils ont observé qu'un "adatome" de tungstène, de rhénium ou d'iridium se fixe sur un site fauté ; au contraire un "adatome" de palladium préfère le site normal.

Il existe deux manières d'empiler des sphères égales de manière à minimiser le volume occupé. L'une conduit à une structure à symétrie cubique : le réseau Cubique à Faces Centrées noté réseau CFC. L'autre conduit à une symétrie hexagonale : la structure Hexagonale Compacte notée structure HC.

Les plans (111) CFC et (0001) HC sont indiqués en hachuré sur les schémas (ces conventions de désignation des plans atomiques sont très classiques en cristallographie; les chiffres entre parenthèses sont connus sous le nom d'indices de Miller).

Comment comprendre ces résultats ? Pourquoi la nature de "l'adatome" influe-t-elle à ce point le choix du site ? L'iridium est-il un cas particulier ou le même genre de phénomène se répétera-t-il sur une autre surface métallique ? Pourquoi "l'adatome" d'iridium préfère-il le site fauté ? Et comment peut-on envisager de construire un cristal d'iridium dans ces conditions?

Un groupe de théoriciens du SRSIM s'est attaqué à ces questions pour les métaux de transition. Il a montré que le facteur gouvernant tous ces phénomènes est le nombre d'électrons de la bande de valence d de "l'adatome" et du métal composant la surface. Les électrons d des métaux de transition ont la caractéristique d'être très localisés et peuvent donc être décrits moyennant l'approximation des liaisons fortes (voir encadré). D'autre part, la méthode dite de récursion permet de calculer des fonctions d'onde moléculaires même en l'absence de toute périodicité dans le métal. Ces deux outils (liaisons fortes et méthode de récursion) sont parfaitement appropriés à l'étude du problème exposé ci-dessus.

Figure 2 : Calcul approché de la différence d'énergie (G) entre les deux situations suivantes sur une surface (111) CFC :
- "adatome" lié à un site normal
- "adatome" lié à un site fauté
G est fonction du nombre Nd d'électrons d du métal composant la surface Lorsque G est positif "l'adatome" préfère le site normal
En traits pleins, la surface et "l'adatome" sont composés du même métal
En traits pointillés, la surface et "l'adatome" ne sont pas de la même nature : "l'adatome" a moins d'électrons d que le métal semi-infini On voit nettement, qu'autour de l'abscisse Nd = 6, le domaine de stabilité du site normal a diminué.
On peut ainsi faire progressivement décroître le nombre d'électrons d de "l'adatome" (courbes non représentées ici par souci de clarté) et observer, autour de Nd = 6, que le site fauté devient de plus en plus stable. Dans le cadre des approximations simplificatrices posées pour les besoins de ce calcul, cette région autour de Nd = 6 correspond au cas de l'iridium On retrouve ainsi la tendance expérimentale observée sur la face (111) de ce métal. Des calculs plus fins précisent ce résultat (voir texte).

Par des calculs préliminaires et très simplifiés, ces théoriciens ont d'abord montré que sur une surface métallique donnée, les stabilités relatives du site normal et du site fauté peuvent varier avec la nature de "l'adatome" (figure 2). Menant à bout des calculs plus précis, ils ont effectivement prouvé théoriquement qu'un simple atome d'iridium sur une surface (111) d'iridium préférera le site fauté avec un gain d'énergie de 14 meV en bon accord avec le résultat expérimental de 21.5 meV : Un atome de palladium, qui a plus d'électrons d que l'iridium, choisira effectivement le site normal (voir légende figure 2).

Ils ont ensuite envisagé le cas de surfaces (0001) HC et prédit qu'un atome de titane sur une surface de titane devrait choisir le site normal mais que le gain d'énergie serait là aussi très faible. En revanche, un atome de ruthénium sur une surface (0001) de ruthénium préférera franchement le site normal. Toujours sur cette surface de ruthénium, un atome de cobalt, rhodium ou iridium devrait se lier au site normal alors qu'un atome de nickel, palladium ou platine préférera le site fauté. Le champ est ouvert à l'expérience ...

Lors de la formation d'un solide, les atomes mettent en commun leurs électrons. Si un atome donné met ses électrons en commun avec tous les autres atomes du solide, alors les électrons sont délocalisés. Si, au contraire, chaque atome partage prudemment ses électrons avec ses quelques voisins, alors les électrons sont dits localisés : ils ne sautent que rarement d'un atome à un autre. Les fonctions d'onde moléculaires ne sont pas très différentes des fonctions d'onde atomiques autour de chaque atome. En écrivant les fonctions d'onde moléculaires comme des combinaisons linéaires des orbitales atomiques, on ne fait donc pas de grossière erreur. Cette approximation s'appelle l'approximation des liaisons fortes et elle s'applique parfaitement à l'étude des métaux de transition (les métaux de transition sont les éléments de la classification périodique correspondant au remplissage progressif des couches atomiques 3d, 4d et 5d).

Mais pour une explication trouvée, combien de nouveaux problèmes surgissent! Dans le cas de l'iridium, comment réconcilier la croissance de cristaux réguliers d'iridium avec le surprenant comportement d'un seul atome déposé sur la surface? La très faible différence d'énergie entre le site normal et le site fauté doit pouvoir évoluer sous l'effet de quelque subtil mécanisme comme une interaction entre "adatomes". Voici de passionnantes questions dont les réponses devraient permettre de mieux dominer les techniques d'élaboration des matériaux.

(1) S.C. Wang, G. Ehrlich, S. Chem. Phys. 9Y, 4071 (1991) ; S.C.


Pour en savoir plus :

"Inversion of the stability between normal and fault sites for transition-metal adatoms on (111) FCC and (0001) HCP transition-metal surfaces", B. Piveteau, D. Spanjaard and M.C. Desjouquères, Phys. Rev. B, 46 (1992).
"Concepts in surface physics", M.C. Desjonquères and D. Spanjaard, à paraître aux éditions Springer Verlag Surface Science Series.

Contacts :

M.C. Desjonquéres, B. Piveteau, D. Spanjaard.

Le Comité de rédaction


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